Rencontre avec Christian Buchet, de l’Académie de marine, directeur du Centre d’études de la mer de l’Institut catholique de Paris. Il a piloté de 2009 à 2011 le Grenelle de la mer puis a été le directeur scientifique du programme européen dénommé Océanides, qui a réuni sur 5 années (2012-2017) 264 chercheurs originaires de 40 pays, spécialistes de l’histoire des mers et des océans. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont, en 2022, au Cherche Midi, Osons la mer, qui préconise une révolution maritime pour faire de la France la première puissance économique mondiale.
Denis Lefebvre : Dans nombre de vos écrits, vous avancez que s’intéresser à la mer permet de revisiter totalement l’histoire de l’humanité…
Christian Buchet : Oui, et même de la rendre simple, facile à comprendre et relativement facile à retenir. Un exemple : la différence entre les grands singes dont nous sommes issus et l’Homo erectus, c’est le rapport à l’eau. Les grands singes restaient dans leur canopée tranquillement sous la cime des arbres, tandis que l’Homo erectus naviguait, mais seulement à portée de vue. Et la différence entre l’Homo erectus et les Homo sapiens que nous sommes, c’est que l’Homo sapiens, lui, navigue hors de portée de vue. C’est très intéressant parce qu’on dit souvent que les hominidés apparaissent véritablement à partir du moment où il y a le rapport au spirituel. Mais le rapport au spirituel, c’est le rapport à l’invisible. C’est le rapport à ce qu’on ne voit pas. On voit bien que ce qui fonde l’humanité, c’est peut-être effectivement un certain nombre d’objets qu’on trouve dans les tombes, mais c’est aussi sa capacité à se projeter. Et c’est précisément ce qui fait cette différence entre l’Homo erectus et l’Homo sapiens.
De tous temps, la mer est au cœur de l’aventure humaine. Pourquoi ? Parce que c’est elle qui va fonder l’homme dans sa capacité à se projeter au-delà du visible, que ce soit le spirituel ou un invisible géographique, et qui va fonder justement l’histoire universelle. La mer nous a toujours fascinés pour le meilleur et pour le pire. Plutôt d’ailleurs pour le pire parce qu’elle est le domaine de l’informe, de la folie, du non-contenu. On adore voir les tempêtes, mais plutôt vu du rivage.
DL : La mer nous fascine aussi parce que nous en venons…
CB : Oui, nous le savons aujourd’hui en toute certitude. Cela remonte à la fin des années 1990. Nous avons découvert dans les sources hydrothermales, c’est-à-dire sur ces chaînes de volcans qui partent de l’Islande puis filent plein sud à 1,6 km ou plus de profondeur des organismes vivants, riftias ou petits vers marins qui vivent parfois à 362° par chimiosynthèse, dans un milieu acide, dans le noir complet, avec une pression qu’on calcule par millimètres carrés. On sait que ce sont véritablement les conditions d’apparition de la vie sur Terre. Et ce n’est pas fini !
Nous avons une nouvelle forme de vie, qu’on connaît à peine, c’est extraordinaire comme aventure. Nous sommes presque en passe de découvrir la grande alchimie, peut-être des origines de la vie. Nous émanons de cette soupe originelle qui se trouve encore vivante, nous sommes des « mériens ». Je pense toujours à Saint-John Perse, un de nos grands poètes de l’entre-deux-guerres, à son recueil de poèmes dénommé Amers. Il y écrit de nous, humains, que nous sommes des exondés : il a ressenti, bien avant toutes nos récentes découvertes scientifiques, que nous émanons du milieu marin.
DL : Et cette mer ne nous laisse pas indifférents…
CB : C’est une évidence, même si elle nous fait peur. D’ailleurs, l’expression « se jeter à l’eau » est porteuse de sens. Mais en même temps, comme rien n’est simple, la vraie vie c’est de se jeter à l’eau, de ne pas rester chez soi, enfermé, en regardant Netflix. Elle consiste à oser partir, accepter le changement, voguer, naviguer.
La mer nous fait peur parce qu’on ne la connait pas. Ou plutôt, qu’on n’en connait qu’une dimension à peine, alors qu’elle en comporte quatre, ce qui nous ramène à la spiritualité, à la géographie, tant à la verticalité spirituelle qu’à l’horizontalité géographique.
Force est de constater que depuis que l’histoire existe, on va dire 5000 ans en gros, on n’a utilisé qu’une seule des quatre dimensions de la mer, ce « machin bleu », qui recouvre 72 % de la surface du globe : la surface ou à peu près. Mais il y a plus, bien plus. La deuxième dimension, c’est la tranche d’eau qui descend à plus de 11 km dans la fosse des Mariannes. La troisième dimension de la mer est peut-être la plus excitante finalement, c’est que 72 % des terres du globe sont des terres immergées et sur lesquelles on n’a quasiment jamais posé le pied en dehors de la plage. Et tout reste à découvrir. Quant à la quatrième dimension… on est certain aujourd’hui que la biodiversité du sous-sol terrestre marin est différente de la biodiversité du sous-sol terrestre.
On découvre à peine les dimensions 2, 3 et 4. La mer est un livre ouvert extraordinaire, qui nous appelle à nous élever, à élever le regard, à construire, à bâtir autrement, à comprendre. Elle est en avance sur nos recherches et développements les plus en pointe, nous devons nous inspirer de ce qu’elle sait faire. Bien sûr, il ne s’agit pas de l’exploiter, de la confondre avec un immense supermarché où on irait se servir.
DL : Dans quels domaines de la science nous inspire-t-elle justement ?
CB : Prenons un exemple, celui des antifouling, c’est-à-dire ces produits chimiques que nous mettons sur les coques des navires pour les traiter, très coûteux, hyper toxiques pour l’élément marin. On est en train de découvrir que le requin a, entre autres singularités, une capacité à émettre une sécrétion qui est le meilleur antifouling qu’il soit. On n’a jamais vu un bigorneau accroché sur la peau d’un requin ! Il ne s’agit pas de presser les requins comme des citrons, on est bien d’accord, mais de s’inspirer de leurs molécules pour concevoir un antifouling beaucoup moins cher, beaucoup plus efficace et compatible avec l’environnement.
Nous devons tirer parti de la mer et des créatures marines. Pour la santé, c’est déjà une réalité. La dernière classe d’antibiotiques, les céphalosporines, émane du milieu marin. Le premier traitement de lutte contre le sida, l’AZT, émane du hareng. Les 6 anticancéreux, qui vont sortir prochainement sur le marché, émanent tous de champignons marins. Et on serait en passe de trouver une nouvelle classe d’antibiotiques.
Un autre exemple, lié à l’énergie. Je ne vais pas vous parler des éoliennes, ça me barbe, ce n’est pas le bon truc, il fallait passer directement à autre chose : l’énergie thermique dans les zones tropicales et les hydroliennes. Il s’agit de gros moulins placés sous l’eau. Elles ne procurent pas de pollution visuelle, à la différence des éoliennes marines. Et, surtout, l’énergie qui se dégagera est prévisible, car elle dépend du courant, de la marée. Et rentable, s’il y a un courant égal ou supérieur à 4 secondes. Tout était possible, la France était leader dans ce domaine, mais le gouvernement a malheureusement changé de braquet il y a peu.
Rien n’est simple pour notre pays. J’ai toujours en tête cette phrase d’Éric Tabarly, qui a provoqué très tôt chez moi un électrochoc. Il a dit, en substance : la mer, pour les Français, c’est ce qu’ils ont dans le dos lorsqu’ils regardent la plage. C’est une réalité. Alors que la France est le deuxième domaine maritime au monde, bien sûr grâce aux outremers : un atout considérable !
DL : Donc, nous ne nous tournons pas assez vers la mer ?
CB : On le comprend déjà en analysant certaines données liées à l’économie. Alors que 92 % du commerce mondial en volume passe par la mer, deux conteneurs sur trois qui entrent ou sortent de notre pays passent par Anvers, Rotterdam ou Hambourg. Et, chiffre plus inquiétant encore, un conteneur sur deux qui sort de la région PACA au sens large passe par ce même « Range Nord-européen ». Finalement, le premier port français, c’est Anvers, en Belgique ! Une conséquence immédiate en découle : les entreprises françaises proches de ce flux, dans le quart nord-est de notre pays, sont plus compétitives que celles proches des trois autres quarts géographiques. Un autre élément doit être mis en avant : nos ports sont des culs-de-sac. C’est une évidence pour Marseille et Le Havre, alors qu’ils sont bien placés sur deux façades maritimes, bien mieux que le « Range Nord-européen ». Et pourtant, un conteneur débarqué à Anvers sera à Paris bien avant un autre débarqué le même jour à Marseille ou au Havre. Autre élément, tout aussi négatif : nos ports ne sont pas reliés aux autres régions, il n’y a pas suffisamment de voies fluviales, routières, ferroviaires. Un retour dans l’histoire me laisse toujours rêveur : il y avait plus de voies navigables à l’époque de Louis XIV qu’aujourd’hui ! Il faut que tous les chemins mènent aux ports, même régionaux, pour irriguer l’ensemble du territoire. Il y a urgence, aujourd’hui.
DL : Que conclure, en revenant sur cette phrase de Tabarly, que vous avez citée plus haut ?
CB : En tout temps et en tous lieux, toute entité politique qui s’est tournée vers la mer a optimisé ses paramètres démographique, géographique, politique, etc., pour entrer dans une dynamique de rayonnement, de développement au sein de laquelle puissance se conjugue avec croissance, emplois, bien-être. Un retour sur l’histoire montre que la mer est la clef de notre avenir.
Et n’oublions pas qu’elle a aussi été un outil de la démocratie. Elle ne peut pas être enclose. Elle ne l’est pas, elle ne génère pas de tyrannie. Elle entraine la liberté de la vie individuelle, la liberté tout court, les échanges, la confrontation d’idées aussi. Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire de la franc-maçonnerie, mais le peu que j’en connais me fait dire qu’elle a pu se développer sur notre planète par les voyages, par les séjours de marins francs-maçons dans les ports, donc par la mer. C’est un symbole.
Une phrase d’Héraclite m’a toujours frappé : « Tout coule. Qu’est-ce que la leçon de l’océan, sinon des rivages mouvants, délités, des falaises écroulées, des continents qui ne sont jamais que des iles ? La mer n’apprend pas l’éternité, sinon l’éternité du changement. La terre alimente un faux sentiment de permanence. Mais la réalité est dans les vagues, dans cette incertitude qui est une richesse. »
Alors, oui, prenons la marée, larguons les amarres, « maritimisons » nos esprits, et apportons un démenti à la phrase de Tabarly ! Le temps de la mer est venu.