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Au silence de la raison Hommage à Georges Lerbet

Anthropologue très informé de la vie initiatique et philosophe de la franc-maçonnerie, Georges Lerbet fut d’abord un critique des sciences humaines, notamment cognitives, avant de devenir le grand penseur de la franc-maçonnerie que l’on sait.

Georges Lerbet ne fut pas seulement plein de prévenance et d’affectueuses sollicitations, il laisse une œuvre. Œuvre difficile, mais foncièrement généreuse, elle a besoin d’éclaircissements pour être saisie dans sa force. Il appartient à la génération de ces penseurs qui se sont séparés tôt des questions académiques pour tenter un dialogue avec les sciences dites humaines, entendons la sociologie, la psychologie, et leurs variantes dans le domaine biologique et cognitif. 
Par leurs procédures techniques, et leurs catégories abstraites, ces sciences ont favorisé, au temps du structuralisme, une vague de théorisation dont il a appartenu au plus sage de montrer les limites, les dangers et le déclin programmé. Georges Lerbet appartient foncièrement à ce moment réflexif et, en ce sens, il est plus un critique des sciences humaines, dans leurs prétentions tour à tour positivistes et réductionnistes, qu’un chantre de leur pouvoir. Il a eu raison. L’histoire est passée, les sciences humaines sont restées à l’état fragmentaire et leurs prévisions libertaires sur le devenir de nos sociétés se sont abîmées dans une conscience malheureuse dont elles ne sont pas prêtes de se relever. 
Mais Georges Lerbet disposait d’une lucidité et d’une culture que la vie des loges maçonniques avait contribué à faire mûrir. Il est, dans ce domaine, à la fois un anthropologue très informé de la vie initiatique et un philosophe de la Maçonnerie qui cherche dans l’expérience des loges autant de points de départ pour juger les difficultés des sociétés contemporaines. Le témoignage qu’il nous laisse, qu’il s’agisse de ses essais sur Spinoza ou de sa réflexion sur la perte d’identité dans la Maîtrise, repose sur l’idée acquise dès les années 30, mais lentement vérifiée dans toutes les pratiques humaines, que nous sommes, en tant qu’hommes, confrontés à une incomplétude structurale de notre savoir. 
Qu’il s’agisse de la certitude que nous sommes mortels ou de la forme de nos systèmes d’explication, aucune image narcissique de soi ne peut arrêter le processus d’ouverture auxquelles nos séries mentales sont confrontées. Qui dit incomplétude dans le principe, nomme par le fait son ombre portée dans le domaine des objets : la singularité. C’est pourquoi nous devons nous préparer à une conception nouvelle de la rationalité, capable d’intégrer l’indéfinissable dans les principes comme dans les êtres singuliers, que nous le rencontrions sous la forme de limites systémiques, d’événements traumatiques ou d’affects indicibles. Or la Franc-Maçonnerie, d’après Georges Lerbet, apporte une contribution capitale à ce programme.
Tout d’abord, par le motif de la Parole perdue, la Maçonnerie appartient depuis sa naissance à une culture de l’incomplétude et il lui revient de contribuer à une tâche de libération sociale en tournant la fine pointe de ce non-savoir sur les assurances des savoirs. Mais d’un autre côté, par le jeu des obédiences, des titres et des décorations symboliques, le travail maçonnique est sans cesse sur le point de perdre son propre apport à la constitution d’une humanité libérée de la nostalgie des dogmes. Il faut donc faire jouer en permanence la Maçonnerie contre elle-même, afin de donner toutes les chances éducatives et formatrices qu’elle recèle dans sa tradition. 
Georges Lerbet ne s’est pas épargné cette double tâche et il n’a cessé, jusqu’en ses dernières heures, de lutter contre la tentation de simplifier une école de pensée qui hésite trop souvent entre un traditionisme aveugle à l’irréversible, et un libertarisme de façade qui n’annonce que de féroces clôtures sur soi. Son écriture, savante et complexe à souhait, intègre ainsi le retour sur soi d’une Maçonnerie qui ne soit pas seulement un objet sociétal, mais confère une dimension subjective à l’initié, ce qu’il appelle « la construction singulière de l’homme autonome ». 
Sur ces voies solitaires, il a tenté avec un courage exemplaire de réunir autour de lui « ceux qui étaient de la maison », pour reprendre son expression familière, persuadé que sur tous les fronts des rites et des landmarks, un même « gain de conscience » se cherche dans l’intimité des individus impliqués dans le jeu maçonnique. Pour y parvenir, il a voulu dépasser l’exclusion des contraires : l’ésotérique et l’exotérique, les dieux et les hommes, Holos et Pan, le mythe et la raison, les hauts grades et les premiers pas de l’apprenti. 
À ce fervent d’Hermès, il faut reconnaître qu’il n’a cessé d’affirmer que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas : tous les degrés de l’échelle doivent être franchis et rien ne doit faire exception chez celui qui est appelé à monter et descendre l’échelle de Jacob. Il n’y a pas place, selon ces vues, pour une Maçonnerie modeste ou orgueilleuse, il n’y a qu’un fait maçonnique universel qui réserve à chacun sa place dans les états variés de la manifestation. Maçon universel, il était tout aussi bien un vrai Maçon du Berry, sorcier à ses heures, familier de Buzançay et de Brisepaille tout comme Rabelais, et comme lui bon Pantagruéliste. On retiendra qu’il nous a tous appelés à boire à cette formule longuement méditée : « Au silence de la raison ».

 

UN COLLOQUE GEORGES LERBET LE 19 OCTOBRE A VIERZON

À l’initiative de sa fille Frédérique, universitaire comme lui, et d’un groupe d’amis parmi lesquels de nombreux enseignants, un colloque se tiendra le 19 octobre au lycée Henri-Brisson de cette sous-préfecture du Cher. Objectif : faire le lien entre le message premier du philosophe récemment disparu, qui fut d’abord pédagogue, et son apport à la philosophie maçonnique. C’est la fertilité des perspectives ouvertes au croisement de ses actes prioritaires de recherche, de réflexion et de méditation, qui a fait surgir l’idée de ce colloque : d’un côté l’Éducation, les sciences cognitives, la formation permanente, l’épistémologie, auxquelles il consacra sa vie professionnelle ; de l’autre côté les symboles, la méditation philosophique, les pratiques rituelles initiatiques et tout ce que l’expérience sensible de la vie construit au plus intime de soi, pour mieux maîtriser la part profonde et mystérieuse de l’être humain qui se détermine à la fois dans l’altérité et l’autoréférence. Le colloque a prévu six ateliers. Les inscriptions sont ouvertes à tous. : pobmich@gmail.com

 

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