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Antoine Lilti - Collège de France

Interview - Antoine Lilti L’autre universalisme des Lumières

Orchestrée par l’Institut Toulousain d’Études Maçonniques, la 8e édition du Salon maçonnique de Toulouse se tiendra samedi 23 et dimanche 24 novembre 2024, à la médiathèque José Cabanis, au cœur de la Ville rose. Antoine Lilti, professeur au Collège de France sera l’un des intervenants phares de l’événement avec une conférence intitulée « Tolérance et cosmopolitisme : l’autre universalisme des Lumières ». Entretien.

Hélène Cuny : L’esprit des Lumières ne s’est pas créé ex nihilo. Vous citez à de nombreuses reprises dans vos travaux Pierre Bayle. Quelles idées phares le philosophe développe-t-il notamment sur la notion de tolérance ?
Antoine Lilti : Lorsqu’on évoque les Lumières et la tolérance, on pense spontanément à Voltaire, qui a été un des grands promoteurs de cette idée. Mais à la fin du XVIIe siècle, des auteurs avaient déjà défendu l’importance de la tolérance religieuse : notamment l’anglais John Locke et le protestant français, réfugié à Rotterdam, Pierre Bayle. Celui-ci a écrit, en réaction à l’abrogation de l’édit de Nantes et aux persécutions des protestants, un grand texte sur la tolérance dans laquelle il s’oppose à tout argument théologique en faveur des conversions forcées. Dans son Commentaire philosophique (1687), il défend la liberté de conscience, dans des termes extrêmement modernes, en soutenant l’idée qu’il n’existe aucune possibilité de prouver de façon rationnelle la supériorité d’une religion et que la foi est une matière de croyance individuelle. Il va plus loin que Locke en élargissant la tolérance au-delà des différentes confessions chrétiennes : il y intègre les athées et les musulmans. La tolérance est dès lors une liberté de croire, mais aussi de ne pas croire, et même de changer de croyance. En ouvrant la tolérance aux musulmans, dans une Europe encore marquée par la menace turque et par la mémoire des croisades, Bayle donne à la tolérance une dimension cosmopolite fondée sur la réciprocité et la valorisation de la diversité religieuse.

HC : À quel moment la notion de liberté de conscience apparaît-elle ?
AL : On peut s’appuyer sur un travail considérable, celui de l’historien Dominique Avon, qui a consacré une somme de plus de 1000 pages à l’histoire de cette notion. Il montre qu’elle apparaît en Europe au XVIe siècle, sous l’effet conjugué de la Réforme, de l’autonomisation du politique à l’égard du religieux, et d’une conception « libérale » de l’individu, fondée sur l’idée que celui-ci possède des droits en propre. Auparavant, il existait, dans différentes régions du monde des situations de diversité religieuse et même de tolérance à l’égard des minorités, mais rien qui ressemble à l’idée de droits personnels à croire ou à ne pas croire. « Cette notion de liberté de conscience s’est épanouie dans la philosophie des Lumières, élargie progressivement à la possibilité de l’athéisme : elle est la liberté de croire, mais aussi de ne pas croire. » À ce titre, la liberté de conscience, fondée sur la reconnaissance de la conscience individuelle, est distincte de la liberté religieuse, qui est une liberté de culte et qui s’adresse plutôt aux communautés religieuses. Enfin, il faut remarquer que la notion de liberté de conscience a mis du temps à devenir un droit. Le mouvement s’enclenche avec les Révolutions atlantiques de la fin du XVIIIe siècle et trouve un siècle et demi plus tard son apothéose avec l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’ONU en 1948.

HC : Comment se définit l’universalisme des Lumières et qu’est-ce qui le distingue de celui des siècles passés ? Quel lien peut-on faire avec l’idéal cosmopolite alors en vogue au XVIIIe siècle ?
AL : Les Lumières se construisent contre deux universalismes dominants dans la culture occidentale. D’une part, l’universalisme politique, dont la référence est l’Empire romain, mais qui a continué à exercer une influence certaine tout au long de l’époque médiévale. D’autre part, l’universalisme chrétien, dont l’Église et la papauté ont été les garants pendant des siècles. On considère en général que les Lumières leur opposent un nouvel universalisme fondé sur la raison individuelle et l’idée d’une commune humanité. Ce n’est pas tout à fait exact, car les Lumières sont plurielles et ne se laissent pas réduire à une seule conception de l’universel. Dans mon travail, je distingue trois langages de l’universel chez les penseurs des Lumières. Premièrement, un langage cosmopolite, fondé sur la tolérance et le commerce, qui pose le problème de l’extension des droits, en dehors des frontières étatiques et religieuses, au nom de la raison commune. Au fond, on peut dire que ce langage qui émerge chez Bayle, dans sa réflexion sur la pluralité religieuse, aboutit chez Kant, avec l’ébauche d’une théorie cosmopolitique du droit. Puis le langage historique, fondé sur la notion de civilisation, qui pense l’universel comme un accès différencié, dans le temps et l’espace, à l’état civilisé et aux progrès des mœurs. L’universalité de l’humanité n’est pas donnée, elle est un projet, toujours en devenir, fondée sur la perfectibilité de l’homme et l’histoire des sociétés, par exemple chez Voltaire. Enfin, un langage critique, qui s’appuie sur des expériences sensibles de l’injustice pour contester les prétentions à l’universalité lorsqu’elles sont mises au service de la domination, celles des Européens en régime colonial ou celles des maîtres face à leurs esclaves. Un autre universalisme, celui de la dignité de tout être humain, aussi démuni soit-il, est alors brandi face à l’oppression. Diderot, dans ses textes anticolonialistes, est un très bon représentant de ce troisième langage.

HC : « Ils ne sont pas tous libres, ceux qui se moquent de leurs chaînes » écrivait le dramaturge allemand Lessing au XVIIIe siècle. Quel sens peut-on donner à cette affirmation et selon vous, reste-t-elle d’actualité ?
AL : Lessing est un auteur passionnant, trop peu lu en France. Son chef d’œuvre, Nathan le Sage, est le grand plaidoyer des Lumières en faveur de la tolérance religieuse. Il met en scène la confrontation, à Jérusalem au temps des croisades, entre Saladin et un marchand juif, Nathan, qui défend l’idée que la vérité religieuse est inaccessible. À travers la parabole des trois anneaux (celui qui était authentique a été perdu), il suggère que les religions révélées sont sans doute fausses, mais qu’elles peuvent accéder à une certaine utilité si, au lieu de s’affronter, elles entrent dans une émulation éthique. C’est dans ce contexte qu’un autre personnage, un chrétien, s’écrie « ils ne sont pas tous libres ceux qui rient de leurs chaînes », ce qui signifie qu’il ne suffit pas de prendre conscience de ses préjugés et de s’en moquer pour que ceux-ci cessent d’exercer une influence souterraine. C’est une phrase qui montre que les auteurs des Lumières étaient loin d’être naïfs quant aux capacités des individus à s’affranchir des traditions par le seul effet de la critique rationnelle. Beaucoup de ceux qui prétendent être éclairés et émancipés, dit Lessing, ne peuvent s’empêcher, au fond, d’éprouver de l’orgueil à l’égard de sa propre culture et de se sentir supérieurs. On n’échappe pas aussi facilement à l’histoire et aux préjugés.

Biographie
Antoine Lilti est né en 1972. Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire, il soutient en 2003 à l’université Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Daniel Roche, une thèse intitulée : Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle. Il enseigne comme maître de conférences à l’ENS Ulm, puis comme directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à partir de 2011. Ses travaux portent sur l’histoire sociale, culturelle et intellectuelle des Lumières. Il a d’abord étudié les pratiques de sociabilité des élites aristocratiques et lettrées, puis s’est attaché à montrer l’émergence, au XVIIIe siècle, d’une forme nouvelle de reconnaissance, la célébrité, liée aux mutations de l’espace public et des identités individuelles. Depuis, son travail s’est élargi aux héritages multiples des Lumières depuis la Révolution française. Depuis 2022 il est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Histoire des Lumières XVIIIe/XXIe siècle ; il a dirigé deux colloques sur cette thématique : Les Lumières multiples en 2023 et en 2024 Les Lumières médiatiques. 
Antoine Lilti est l’auteur notamment de Actualité des Lumières : une histoire plurielle (éd. Fayard, 2023) et de L’héritage des Lumières (éd. EHESS-Gallimard-Seuil, 2019)

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