Le soleil vient de se lever sur le port de Marseille. En cette matinée du 10 juillet 1856, le Danube, un bateau flambant neuf alliant voile et vapeur, appareille avec à son bord Félix Ziem (1821-1911). Pour y avoir vécu quinze ans plus tôt, le peintre originaire de Beaune connaît bien cette ville portuaire, point de départ de ses nombreux voyages. Car à 35 ans, entre l’Italie qu’il connait sur le bout de ses pinceaux, la Russie et les Flandres, l’artiste déjà en vue dans le milieu de l’art parisien, a déjà vu du pays.
Après huit jours de navigation, le Danube s’approche de sa destination : la ville de Constantinople qui se répand, entre l’Europe et l’Asie, sur les rives du Bosphore. Le journal du peintre en témoigne, Félix Ziem a longuement fantasmé cette ville dans laquelle il n’avait fait qu’un passage, trop rapide, une dizaine d’années plus tôt.
« Constantinople, pourquoi ? se demande-t-il en mars 1855. Il est une force irrésistible qui me convie toujours au déplacement et je crois toujours que de nouveaux horizons vont m’ouvrir, plus rapidement et plus clairement, les portes de ce mystère tant désiré ».
Il avait vu juste. Les 45 jours qu’il passe dans la ville lui fournissent, grâce à des centaines de croquis et de dessins, un répertoire de motifs dont il se servira pendant des années pour réaliser des toiles, de retour à l’atelier.
Ce qui retient son attention ? À peu près tout ce que la lumière du soleil vient éclairer : des scènes de bazar au chromatisme incandescent, des caïques, ces bateaux turcs traditionnels, glissant sur l’eau entre mer Noire et Méditerranée, mais plus encore les bâtiments. Celui qui a suivi des cours de dessins et d’architecture à l’École des beaux-arts de Dijon ne se lasse pas de graviter autour des monuments les plus emblématiques de la ville : la massive silhouette de Sainte-Sophie reconnaissable entre toutes, les sveltes minarets de la mosquée Süleymaniye qui semblent se dissoudre dans un ciel de feu, la fontaine des Eaux-Douces d’Asie que le peintre aime fréquenter à la tombée du jour.
Réalistes, ces œuvres n’en sont pas moins le produit d’un regard posé sur un orient fantasmé comme le montre la puissante sensualité qui se dégage des femmes dansant dans une alcôve d’un sérail, immortalisée dans une huile aujourd’hui conservée au Petit Palais.
À partir du 21 septembre, il quitte Constantinople et cabote le long des côtes anatoliennes. Il prolongera jusqu’au Levant (Alep, Beyrouth et Damas) avant de se rendre en Égypte début octobre et de descendre le Nil jusqu’à Assouan.
Fin novembre, Félix Ziem monte sur le bateau qui le ramène à Marseille. Dans sa cabine, il confie à son journal : « Tout l’orient vient de se dévoiler devant mes yeux. Je crois avoir trouvé ce que je recherche depuis si longtemps ». Il parle de la lumière de l’Orient qui deviendra le véritable leitmotiv de sa peinture et qui lui assurera sa célébrité au point d’être le premier à voir son œuvre entrer de son vivant au Musée du Louvre.