Culture

Interview - Jacques Ravenne La fabrique du mystère

Patrice Normand/Éd. JC. Lattès

Denis Lefebvre : Thriller et thriller ésotérique… ces mots qui méritent d’être expliqués…
Jacques Ravenne : Au thriller lui-même, qui est quelque chose d’assez récent en France, une vingtaine d’années environ, nous avons ajouté la dimension du secret, de la quête, et c’est devenu le thriller ésotérique, tout en respectant les règles du genre : la rapidité de l’intrigue, la focalisation sur les méchants, les assassins, et la référence à ce que les Anglo-Saxons appellent « cliffhanger », c’est-à-dire une fin ouverte, qui entraine une suite. Un thriller ésotérique, pour aller à l’essentiel, a pour base la quête d’un secret, un secret lié à une tradition ésotérique, souvent un mystère ancien : les Cathares, les Templiers… Bien sûr, la question du pouvoir n’est jamais loin. Dans notre démarche, l’approche historique est déterminante, autour de l’histoire de la franc-maçonnerie, et nous menons souvent nos recherches sur l’histoire des loges maçonniques, en particulier celles du XVIIIe siècle.

DL : Prenons l’exemple de Robert Ludlum, un célèbre auteur de thrillers, aujourd’hui disparu et pour éviter de vous situer par rapport à des écrivains encore sur le « marché ». Qu’est-ce qui vous différencie de lui ?
JR : L’Histoire, l’ésotérisme et la franc-maçonnerie qui, curieusement, n’avaient pas retenu l’attention des écrivains de littérature générale, et le champ se restreint encore plus quand on ajoute la dimension de thriller. C’est d’ailleurs en réaction à cette absence, alors que la franc-maçonnerie a joué un rôle considérable dans l’évolution de la pensée et des esprits depuis le XVIIIe siècle, que nous avons décidé d’y consacrer nos travaux.

DL : Essayez-vous par vos romans d’expliquer le présent ?
JR : Pas forcément à travers l’ésotérisme, mais à travers les parties historiques.
Ces parties, qui couvrent essentiellement les périodes médiévales et révolutionnaires, sont là pour donner un éclairage sur le présent. Et la forme que nous avons utilisée pour écrire nos romans — l’alternance des chapitres historiques et contemporains — est là pour mettre en perspective un certain nombre de choses et aussi pour replacer la franc-maçonnerie dans un contexte et tordre le cou à un certain nombre d’idées reçues. C’est bien sûr un exercice délicat, alors que les théories conspirationnistes se développent de plus en plus. Difficile aussi de faire comprendre aux lecteurs que nous rencontrons dans des salons du livre que nous écrivons de la fiction : eux sont parfois (souvent ?) convaincus que c’est du réel ! Tout a bien changé depuis une dizaine d’années, avec le développement d’Internet, et force est de constater que ce mouvement se développe de plus en plus.

DL : Le thriller ésotérique, certes récent, a-t-il quand même des « pères » lointains ?
JR : On pourrait bien sûr remonter au XVIIIe s., avec certains écrits, mais celui qui lance vraiment le mouvement est Alexandre Dumas, qui s’inscrit dans le phénomène des sociétés secrètes. On pourrait aussi citer certains travaux de Balzac, et surtout ne pas négliger Maurice Leblanc : on peut voir en lui un grand initié, et constater de profondes ramifications avec Jules Verne sur les histoires de Rennes-le-Château.

DL : Tiens tiens, Rennes-le-Château…
JR : Souvenirs de jeunesse ! Éric Giacometti et moi nous sommes allés y faire des fouilles… nous n’avons rien trouvé, bien sûr ! Nous avons baigné dès notre jeunesse dans cette région… ésotérique : Rennes-le-Château, mais aussi Toulouse, ville ésotérique, et bien sûr les cathares qui, en toute confidence, n’ont rien d’ésotériques. Certains continuent de penser le contraire, mais les études historiques ont maintenant bien cadré cette histoire. Mais on ne peut négliger les cathares et pas davantage la figure tutélaire d’Otto Rahn. Otto Rahn, Montségur et le nazisme, ce qui nous a amenés, ces dernières années, à consacrer une série à l’histoire secrète du nazisme. Et que dire aussi du mouvement rosicrucien AMORC, qui est né à Toulouse ? Bref, Éric et moi avons baigné dans toute cette histoire, nourrie par les écrits d’un écrivain qui marchait très bien à l’époque, Gérard de Sède, personnage étonnant, baron lié à l’extrême gauche, qui a beaucoup écrit sur les cathares et Rennes-le-Château.

DL : Pourquoi avoir arrêté un temps la série des aventures du commissaire Antoine Marcas ?
JR : Pour deux raisons. La première : honnêtement, il était nécessaire de retrouver un temps l’inspiration. Il est difficile de se renouveler en publiant un livre par an sans se répéter. Le risque de la répétition devenait une évidence, nous le ressentions. La seconde est liée au développement du personnage, Antoine, et à l’intérêt du lecteur. Le lecteur s’intéressait de moins en moins à l’intrigue et de plus en plus à Antoine qui, finalement devenait envahissant. Maurice Leblanc avait eu le même problème avec Arsène Lupin ! Nous avons donc créé une autre série autour de l’ésotérisme nazi, une question mineure, mais réelle : quatre volumes sont sortis, je suis en train d’écrire le cinquième. Au bout de trois ans, alors que nous avions laissé Antoine dans une mauvaise posture, nous avons décidé de le… ressusciter, après avoir trouvé une idée que nous espérons bonne, mais aussi parce qu’il y avait une demande du lectorat.

DL : Le lectorat, justement, qui est-il ? Majoritairement des francs-maçons ?
JR : Au début, oui. S’y ajoutait le lectorat traditionnel des thrillers. Aujourd’hui, nous constatons une nouvelle génération, très féminisée, très rajeunie.

DL : En lisant le volume qui vient de paraître, on peut noter que vous mettez en avant davantage encore que par le passé la question maçonnique…
JR : C’est un choix personnel, bien sûr soutenu par Éric qui, rappelons-le, n’est pas maçon : je ressens la franc-maçonnerie comme une minorité sociale un peu menacée. Il y a 16 ans, l’indifférence était majoritaire dans l’opinion publique. Aujourd’hui l’antimaçonnisme devient une réalité, et cela dans tous les milieux, les incidents se multiplient aussi autour des personnalités et des loges maçonniques. Il y a quelques années, je suis allé parler de la franc-maçonnerie à l’université de Strasbourg avec Laurent Kupferman… Nous avons dû le faire sous protection policière ! Je n’aurais jamais imaginé cela auparavant. J’ai voulu que Marcas témoigne de ce changement.

DL : Comment vous arrangez-vous avec ce mélange de fiction et de réalité ?
JR : Question complexe ! Nous essayons toujours de partir d’un fait réel, que nous nourrissons de faits historiques, que nous éclairons en général dans des annexes en fin de volume sauf dans le nouveau volume où nous avons adopté une procédure différente, avec la réalité augmentée. Puis nous nous lançons dans l’aventure, avec des éléments qui ne sont pas « vrais »… c’est l’aspect roman, et nous comptons sur l’intelligence du lecteur pour qu’il discerne ce qui est fictif et ce qui ne l’est pas. C’est une évidence dans la série Marcas ; nous sommes dans un roman. C’est plus difficile pour la saga du soleil noir : nous sommes tenus par une trame historique extrêmement précise. Pour Marcas, nous introduisons des personnages fictifs, mais aussi des personnages réels…

DL… On pense par exemple à Pierre Mollier…
JR : Ah, Pierre ! Nous le consultons pour sa grande connaissance des archives… il est bien sûr le grand-maître des archives russes ! Nous utilisons aussi ses ouvrages. Mais il est surtout devenu un personnage de nos écrits. D’ailleurs, pour sa page Facebook, il utilise son image dans les BD que nous avons réalisées ! C’est un chercheur rationnel, précis, rigoureux, mais je le soupçonne dans son for intérieur d’être passionné par les questions ésotériques. Il est de ces francs-maçons qui sont très marqués par un imaginaire, par une dramaturgie, par la pratique des rites, des symboles.

DL : Il n’est pas le seul, en effet…
JR : Il me semble qu’on assiste à un changement de tropisme, même politique, à l’intérieur du Grand Orient. Je crois qu’il y a chez les gens que nous initions actuellement et qui ont une quarantaine d’années une tentation, un besoin de symbolisme. La laïcité et les questions socioéconomiques ne sont pas leur tasse de thé, on peut le regretter. En revanche, la dramaturgie les attire de plus en plus, comme un retour à la pratique initiatique du Grand Orient.

DL : Si un jour vous trouvez une belle histoire se déroulant sur la côte d’Opale… l’écrirez-vous ?
JR : Intéressante question… si nous situons nos écrits dans certaines régions comme le Périgord, l’Aude ou la région de Toulouse, c’est parce qu’Éric et moi nous les connaissons parfaitement. Et nous sortons peu de ces contrées aussi parce que le lectorat a changé. Aujourd’hui, une partie du lectorat vérifie tout ce qui est écrit, va sur les sites, prend des photos, et peut se retourner vers nous, pour nous signaler telles ou telles erreurs ou approximations. Donc prudence ! Mais il y a plus : j’ai aujourd’hui un besoin de réalité. Pour évoquer tel château, je vais sur place, j’achète même des cartes postales anciennes, de façon à ne pas commettre d’erreurs. C’est bien sûr plus simple d’évoquer des régions que je connais parfaitement. La côte d’Opale attendra pour le moment… même si on peut le regretter.

DL : Alors, pour en revenir sur le dernier opus, Marcas, comment avez-vous fait pour décrire Moscou, puisque des scènes s’y déroulent ?
JR : Nous y avons passé quatre jours, nous nous sommes fait ouvrir les archives de l’Armée rouge, et les lieux que nous décrivons comme les plantes vertes dont nous parlons dans le livre existent vraiment.

DL : Donc, vous êtes à la fois romanciers, historiens, journalistes et géographes…
JR : Oui !

DL : Finalement, comment travaillez-vous ?
JR : Il nous faut tout d’abord une idée… les Cathares, les Templiers… Puis on met en place l’intrigue, on voit comment on la nourrit, quels livres lire, quelles archives consulter, quels témoignages recueillir, etc. Ensuite, on établit un plan extrêmement très fouillé. Cette phase préparatoire prend au moins deux mois.
Alors, chacun écrit ses chapitres, souvent deux, qu’on s’envoie. On réécrit après échanges, jusqu’au résultat final.

DL : Comment faites-vous pour les scènes évoquant la franc-maçonnerie, alors qu’Éric Giacometti n’est pas initié ?
JR : Qu’Éric ne soit pas franc-maçon m’arrange pour deux raisons : il a un regard que je n’ai pas, un regard critique, et d’autre part je me brime parfois sur la franc-maçonnerie, c’est un fait. Il a une approche bien différente de la mienne… Il m’amène à aller jusqu’au bout. Bien sûr, maintenant, il connait la « maison » presque aussi bien que moi, et sans doute l’histoire de la Maçonnerie bien mieux que de nombreux frères et sœurs.

DL : Antoine Marcas a encore de beaux jours devant lui, de nouvelles aventures à vivre ?
JR : Très certainement.

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